Le 18 juin dernier, suite à une saisine du Conseil Constitutionnel du 18 mai 2020, les sages de la rue de Montpensier ont censuré la proposition de loi contre la haine en ligne, portée par la députée Laetitia Avia et adoptée en lecture définitive le 13 mai 2020.
Sur le papier, l’objectif de la député était simple et louable : renforcer la mise en balance entre liberté d’expression et lutte contre les discours de haine qui prospèrent sur internet, par l’anonymat qu’il procure. Cependant, force est de constater que les modifications législatives du cadre juridique préexistant apportées par le projet Avia suscitent de nombreuses inquiétudes.
Discours de haine en ligne : jusqu’à présent, comment l’internaute était-il protégé ?
La proposition de loi Avia n’est pas destinée à créer de toutes pièces un cadre juridique de lutte contre la haine en ligne, mais à renforcer un régime préexistant.
Originellement encadrée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, définissant diverses infractions et élaborant un régime de responsabilité pénale spécifique, la mise en balance entre liberté d’expression et protection des individus s’est par la suite vu réglementée par la loi 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), transposition de la directive 2000/31/CE dite “E-commerce”.
Cette loi de 2004, dont l’objectif était de faciliter les échanges commerciaux en ligne entre les ressortissants européens, a soumis la responsabilité des hébergeurs et fournisseurs d’accès à internet à deux conditions : pour être sanctionnée, la plateforme doit avoir eu connaissance qu’elle hébergeait un contenu illicite, ou ne pas avoir réagi “promptement” pour la retirer ou en rendre l’accès impossible si elle venait à en être notifiée par un utilisateur.
Proposition de loi Avia : ce qui change en pratique
Avec la loi Avia, il n’est plus question d’agir “promptement” : suite à la notification d’un internaute, les plateformes ont pour obligation de retirer un contenu “odieux” manifestement illicite sous 24 heures. En cas de manquement intentionnel ou de refus injustifié de retrait, une sanction administrative de 250 000 euros par contenu pourrait leur être infligée.
Plus contraignant encore, un amendement gouvernemental a imposé un blocage renforcé des contenus pédopornographiques, faisant l’apologie ou incitant au terrorisme : les plateformes responsables n’auraient plus 24 heures, mais bien 60 minutes, pour réagir.
Au delà de l’obligation de retrait susvisée, les plateformes se voient également imposer de nombreuses autres obligations, notamment la simplification des modalités de signalement des contenus par les utilisateurs, ou l’information détaillée des dispositifs de recours leur étant accessibles.
- Ces obligations sont-elles imposées à tous les acteurs d’internet ? Difficile de le savoir. En effet, à l’instar de l’Allemagne, le texte instaure un nouveau régime juridique et prévoit que ces dispositions s’appliquent aux plateformes “à fort trafic”. Cette définition nébuleuse ne sera précisée qu’ultérieurement, par décret, en référence à un seuil de connexion mensuel en France.
- Comment faire appliquer ces diverses mesures ? La proposition confie cette lourde tâche au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), pouvant infliger des amendes administrative à hauteur de 20 millions d’euros ou 4% du chiffre d’affaires mondial en cas de refus de mise en conformité à une de ses mises en demeure, pouvant être rendues publiques.
Le CSA serait également épaulé par un tribunal judiciaire et d’un parquet spécialisé, ainsi que d’un observatoire de la haine. Une liste noire des sites contrevenants serait également tenue à jour par les policiers de l’OCLCTIC, à disposition des annonceurs, afin que ces derniers n’y publient pas de contenus publicitaires.
La loi Avia face au parefeu des hautes juridictions françaises
Bien avant sa censure par le Conseil Constitutionnel, l’initiative nationale, bien que noble, a été fustigée par la Commission européenne. Cette dernière, travaillant actuellement sur un chantier européen similaire y a vu une tentative de contrer l’unité communautaire face à ce sujet d’envergure. La loi Avia a également été pointée du doigt par de nombreuses organisations telles que la Ligue des droits de l’Homme, le Conseil national du numérique (CNN) ou encore la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH).
Sollicité par la député Avia l’année dernière, le Conseil d’Etat avait rendu dès le 21 mai 2019 un avis1 sur la proposition de loi, soulignant surtout le rôle problématique du CSA : en effet, l’analyse et la potentielle suppression de contenus odieux implique une entrave forte à la liberté d’expression, et ce rôle devrait ainsi nécessairement revenir au juge judiciaire. Plutôt qu’une sanction administrative, un délit spécifique aurait eu ainsi plus de sens2.
Le Conseil d’Etat adoptait le même raisonnement au sujet des “contenus miroirs”3, dont l’interdiction devrait être la prérogative du juge, et ce quel que soit leur degré d’illicéité. Or, la loi prévoit bel et bien que cette interdiction pourra être effectuée directement par les policiers de l’OCLCTIC auprès des fournisseurs d’accès internet. Ce n’est qu’en cas de refus de la part de ces derniers qu’un juge pourra être sollicité.
Mise à part cette nomination controversée du CSA, la plus forte levée de bouclier concerne le renforcement des obligations de retrait des acteurs du web : en effet, l’obligation de rendre inaccessibles certains contenus signalés sous une à vingt-quatre heures implique non seulement une disponibilité absolue, de jour comme de nuit, des plateformes, mais également une analyse biaisée de certains contenus ambivalents par leurs services.
Imaginons : une plateforme recevant des milliers de notifications par jour devrait, en l’espace de quelques heures, juger si tel ou tel contenu peut être considéré comme “manifestement illicite” et doit être rendu inaccessible. Si la réponse n’est parfois pas évidente pour certains juges, comment espérer que les acteurs du web tranchent équitablement un nombre colossal de requêtes, en un temps limité et sous la pression d’une éventuelle sanction ?
Bien que la député ait précisé que ces contenus “gris” pourraient être maintenus par les plateformes en cas de doute en attendant le recours à un juge, en pratique, la pression de ces nouvelles mesures poussera très certainement les acteurs du web à enlever plus de contenu que nécessaire, de peur d’être sanctionné. Ainsi, des contenus humoristiques, érotiques voire parfois éducatifs pourraient se retrouver bannis du net sans raison valable, avec pour seule possibilité de republication, un recours au juge, procédure longue et fastidieuse.
Face au pare feu mis par le Conseil d’Etat, la députée Avia devra se positionner sur une proposition de loi qui diverge de l’esprit initial ou alors rentrer dans les concertations européennes pour participer à la création d’un cadre juridique commun.